Laurent-Marie Joubert

Geschwister im Geiste

2005

Frères et soeurs dans l’esprit.

Un regard contemporain sur le passé. Quand le XXIe siècle, celui du monde occidental, jette un regard rétrospectif sur le XVIIIe siècle, que perçoit-il ? Que peut-il discerner, du point de vue de la société bourgeoise, avec les yeux de la démocratie, de l’égalité des droits, du political correctness et du safe sex ? Le XVIIIe siècle est un lointain horizon. Déjà plus de 200 ans passés, une part close du passé, qui n’a plus de lien avec le temps d’aujourd’hui. Si le XXIe siècle devait se décrire lui-même, il se définirait en premier lieu comme le produit du temps d’après la deuxième guerre mondiale. En particulier le temps autour de mai 1968. Dans le domaine de l’art ou dans les mutations sociétales –évoquons ici seulement la „libération sexuelle“- ces années de révolution et de basculement dans de nouveaux mondes sont encore et toujours des clefs temporelles pour le présent le plus récent.

Singulièrement en art, ces dernières années, la programmation des expositions invoque 1968 comme point de référence idéologique. Ainsi, l’exposition inaugurale de la salle d’exposition du FRAC Ile de France « le Plateau » en 2002, plaçait le mouvement Fluxus au centre d’un regard qui donnait à voir autrement l’art contemporain, tandis que la Biennale de Lyon sous la direction de Jérôme Sans et de Nicolas Bourriaud montrait l’art minimal et conceptuel comme marqueur du présent. Nicolas Bourriaud a même souligné lors de la première conférence de presse de la Biennale en juin 2005 quelle était la place primordiale des bouleversements des années 1968 pour la structuration globale des sociétés occidentales d’aujourd’hui.

Si le XXIe siècle devait jeter un regard en arrière sur sa propre genèse, et retrouver la trace de ses racines, il le ferait peut-être encore dans le flux des évènements, comme la Révolution française ou encore dans l’affirmation des droits de l’homme, compris comme aurore des démocraties modernes et occidentales, comme si le e siècle au sens propre du terme était déjà terminé. Le temps d’avant 1789 serait généralement ressenti comme un temps définitivement aboli, bon tout au plus pour un regard nostalgique et sans importance pour notre propre présent. Le XVIIIe siècle de l’Ancien Régime, de la société courtisane et le libertinage d’un Chanderlos de Laclos ou d’un marquis de Sade Laclos ou un Marquis de Sade dont les dernières lueurs s’achèvent avec la décapitation de Louis XVI en janvier 1793, semble englouti. Et pourtant, un regard sur ce fragment lointain d’un siècle mouvementé avec tous ses bouleversements vaut la peine. Une vision intime qui considère le XVIIIe siècle tel un cher parent, certes déjà décédé, mais qui continue de marquer les esprits en raison de sa propre personnalité. Un regard qui cherche similitudes et parentés, et peut susciter notre étonnement aujourd’hui.

Laurent Joubert, artiste originaire de Narbonne, qui vit et travaille à Paris et Marseille, a osé un tel regard. Sous le titre "L'amour et l'excès», qui signifie tout aussi bien l’excès de l’amour que l’amour de l’excès, il a réalisé une installation pour le Musée des Beaux-Arts de Nancy, dans laquelle il participe lui-même en tant qu’artiste exposant. Le lieu et le propos ne pouvaient être plus parfaitement choisis : Nancy célèbre effectivement sous le titre « Le temps des Lumières », son brillant passé à l’époque de Stanislas Leszczynski, qui de 1738 à 1766 régna sur le Duché de Lorraine.

Stanislas qui était depuis 1725 le beau-père de Louis XV, et avait revendiqué au cours de la guerre de succession de Pologne (1733-1735) la couronne polonaise pour lui, devait toutefois renoncer à ses exigences au profit d’Auguste II de Saxe en 1738. En guise de compensation, il recevait de la France le Duché de Lorraine, où jusqu’à sa mort il régna comme un souverain absolu, conservant son rang et sa puissance principalement au moyen de grands projets architecturaux et par une politique de mécénat qui en est l’expression. Nancy lui doit l’édification d’ensembles monumentaux comme « la place Stanislas », dans laquelle s’inscrit le Musée des Beaux-Arts. Dans sa petite cour en exil, le roi sans pays a rassemblé artistes, philosophes et libertins et a ainsi créé, au sein de la France de l'Est, un type quintessenciel de la société aristocratique.

La place et le musée offrent un bon arrière-plan au projet de Laurent Joubert, inclus dans la série d’expositions "Quand le 21e regarde le 18e" organisé dans le cadre du Musée des Beaux-Arts de Nancy. Son idée était de « combiner l’art contemporain avec le langage des formes du XVIIIe siècle » et de créer des espaces dans lesquels les objets exposés dateraient d’époques différentes, mais porteraient l’empreinte de l’esprit du passé, précisément de la société de cour du XVIIIe siècle. Un écho artistique dans le sillage duquel l’artiste Joubert a conduit ce projet, comme un aristocrate du XVIIIe siècle l’aurait sans doute fait, en arrangeant les différentes oeuvres d'art dans un ensemble total. Dans le musée, deux pièces ont été mises à disposition pour le projet ; 18 artistes du 18ème et 20 artistes du 21ème siècles ont été choisis par Laurent Joubert. Les deux salles ont été façonnées par Joubert comme des intérieurs du XVIIIe siècle : les oeuvres d’art d’aujourd’hui avec les tapis, rideaux, fauteuils, consoles, paravents, lustres, sculptures et surtouts de tables sont insérés dans le décor d’ensemble, de sorte que le public puisse au premier regard avoir l’impression d’entrer dans deux authentiques salles du XVIIIe siècle. Une impression qui s’évapore néanmoins rapidement, qui doit s’évaporer, puisque Laurent Joubert a renoncé totalement aux platitudes dans le choix des artistes participants à son projet.

On ne trouve pas dans l’exposition « Lamour et l’excès » d’œuvres contemporaines qui seraient façonnées comme les oeuvres d'art du 18ème siècle et pourrait être confondues ainsi avec elles. Chaque œuvre se regarde pour elle-même, perçue clairement comme un objet du temps présent, dans le même temps où le choix de son matériau, de son thème ou de son point de vue fait référence au style du 18ème siècle. Pour Joubert, il ne s’agit pas tellement de montrer des copies des gestes et des formes du passé, mais plutôt de travailler autour d'une "poétique" du 18ème siècle, comme l’historien de l’art Jean-François Chevrier l’a formulé pour son exposition "L'action restreinte. L'art moderne selon Mallarmé" à Nantes: « La poétique est une conception de la poésie qui suppose une théorie du langage, des choix d'existence, une discipline de travail et une morale politique ». Toutes les œuvres choisies par Joubert sont marquées par cette volonté d'expression, qui est aussi celle du 18ème siècle, cet âge qui a été déterminé par l’inauthenticité. Il s’est agi en ce temps, de dire avec le beau geste ce qui ne pouvait être directement exprimé, il s’est agi dans l’exposition Joubert de restituer une disposition d’esprit, dans un contexte historique et actuel, esprit qu’il faut rendre visible, et qui ne pouvait pas être saisi par une simple description. De la même façon comme folie de l’espace, Laurent Joubert a choisi pour le mur et le décor du plafond les dessins des parois et des panneaux de l’artiste Boffrand, un des plus important architecte du XVIIIe siècle. Les dessins de Boffrand ont ensuite été convertis, au moyen d’une procédure informatique compliquée, en papiers peints, tandis que les structures ornementales richement travaillées, ont été résolues plastiquement par une décoration murale du 18ème siècle sur une surface en structures pixellisées blanche et noire.

Les lignes de croisement entre le 21ème et le 18ème siècle, entre l’artisanal et le hightech sont ici probantes. Exception faîte des ces créations informatisées, on observe dans les deux espaces plusieurs points de référence historiques. Dans les réserves du Musée des Beaux-Arts, du Musée lorrain et dans une collection privée Laurent Joubert a choisi différentes pièces originales du 18e siècle. Parmi celles-ci, un lustre, un miroir ciselé, une console de style Louis XV, une horloge murale, une table à dessert en bois et marbre dorés, également dans le style louis XV, un lustre et deux fauteuils qui occupent une place proéminente dans la salle. Tous les objets font partie de l’ameublement classique d’un intérieur aristocratique et évoquent instantanément les représentations actuelles du 18e siècle. Portraits d’hommes éclairés et de femmes animant les salons, qui assis dans leurs fauteuils, le regard plongé dans les notes, les globes en cuivre, les cartes du monde, dans la musique du soir à la lumière feutrée des bougies se présentant devant l'oeil interne.

Les autres objets exposés dans les deux salles sont issus de la modernité et du temps présent. Comme vis-à-vis proéminent à la console et à la table de dessert dorée, deux consoles de Laurent Joubert sont situées dans les deux salles, dont l’une avec le titre « L’Amérique », pièce d’une grande exposition de l’année 1992, et l’autre que l’artiste avait conçu en 1993 pour le Sezon Museum of Modern Art de Karuizawa. Pour les consoles, comme pour beaucoup d’autres de ses œuvres en bois laqués multicolore, Joubert se réfère à des formes héraldiques et peint avec des motifs d’inspiration médiévale. La reprise du langage des couleurs et des formes anciennes est typique du procédé Joubert, qui considère toujours son travail comme un dialogue, comme un argumentaire critique avec le travail des autres –comprenez autre artiste et autres cultures, comme autres temps-.

Aucun des 18 artistes choisis par Laurent Joubert ne s’occupent de façon explicite du 18e siècle dans leur travaux et pourtant ils expriment leur légèreté, leur subtile subversion érotique, leur jeu de miroir, entre fascination et répulsion, à l’instar de ce que faisait le temps de la société de cour. Ainsi, les corps dévorés des photographies d’Emil Cadoo jouent avec le désir du voyeurisme. Sans que l’on soit sache précisément ce qui se fait, ce que l’on voit exactement, les parties du corps sont clairement exposées au regard et se met en place un place un puzzle érotique dans la tête du spectateur.

Cet Afro-Américain, disparu en 2002, qui est représenté avec quatre photos noir et blanc photographie de 1963, doit être compté comme l’un des photographes de référence des années soixante. En particulier, les œuvres montrées dans l’exposition ont déclenché un scandale à la prude époque du début des années soixante et ont confronté la création artistique de Cadoo à la censure étatique. Une publication des photographies dans la trente deuxième édition du journal "Evergreen Review" fut interdite par la cour fédérale de Brooklyn, et les 21.000 exemplaires prêts à être livrés durent être renvoyés à l’éditeur.

De la même manière qu’Emil Cadoo, le travail de la jeune photographe russe Olga Chernysheva joue aussi avec la fantaisie du spectateur et un désir, qui se construit plus dans la tête qu’il ne s’exprime comme une image explicite. En premier lieu, ses photographies de têtes de femmes à bérets constituent une documentation artistique de la société russe d’aujourd’hui. L’artiste cherche ses motifs dans les rues de Moscou et dans les couloirs du métro russe. Les têtes sont photographiées de telle sorte que l’on ne peut dire d’abord de quel motif il s’agit. La couleur et la forme laissent d’ailleurs penser à un phallus plutôt qu’à des têtes de femme. Les œuvres de Chernysheva sont reliées aux photographies de Cadoo dans un dialogue érotique. De tels dialogues à bâtons rompus–du 21e avec le 18e, d’une oeuvre avec l’autre, se retrouvent dans biens des lieux de l’exposition.

Cela devient singulièrement plaisant, quand les subtiles fantaisies de Cadoo ou de Chernysheva sont confrontées avec l’érotisme d’une photographie de l’artiste Christelle Familiari, qui montre des postérieurs féminins uniquement habillés de collants, quand un tapis jaune doré de Laurent Joubert recouvre le tapis ornemental et multicolore dont l’artiste John Armleder a conçu le plan, où quand un service à thé de Martine Aballea et une paire de chaussure par Yohji Yamamoto présentent un délicieux contraste avec le mobilier Louis XV.

Que Laurent Joubert ait sélectionné un éminent créateur de mode contemporain comme Yamamoto pour l’exposition démontre l’acuité de son regard. Enfin, il dépeint la mode aristocratique au XVIIIe siècle ses multiples couleurs et ornements, comme un subtil moyen de communication intrinsèque à cette société. D’autres œuvres, comme les sculptures émaillées de l’artiste Johan Creten sont moins dans le dialogue que dans la fusion totale avec la folie des objets historiques.

Bien que les œuvres de Cretens n’illustrent pas le naturalisme, ses structures amorphes sont implantées dans l’abstraction, semblant faîtes pour un surtout de table du 18ème siècle. Dans les deux espaces mis en formes par Laurent Joubert, se dévoile une multitude de lignes transversales, de dialogues et de fusions qui montrent que les racines du 21ème siècle ne sont pas à rechercher uniquement dans le passé proche. Le regard du 21ème sur le 18ème siècle, dont Joubert propose un angle de vue par le prisme des artistes contemporains et ceux du temps passé, peut être aussi bien compris comme une analyse historique que comme une ébauche programmatique pour la communication du présent.

Michel Foucault avait déjà constaté à la fin des années soixante que nous n’avions pas libéré la sexualité, mais que nous l’avions seulement entraîné aux frontières extrêmes de sa représentativité, de même le projet Joubert se comprend aussi comme une réaction aux apparents mouvements de libération des années 1968. Ces derniers ont glissé dans de nouvelles contraintes et mascarades, comme l’a encore récemment montré de façon radicale Michel Houellebecq dans ses « Particules élémentaires », ainsi y aurait-il peut être encore aujourd’hui, selon le modèle du 18ème siècle, une nouvelle subtilité, « inauthenticité », et légèreté à chercher.

Quand le 21ème siècle regarde le 18ème, il pourrait, en suivant la démarche de Joubert, observer un temps passé, qui est pourtant la matrice du présent. Ce que le 21ème siècle voit, quand il considère le 18ème siècle s’exprime peut-être de la façon la plus évidente dans l’œuvre "Les grands trans-Parents" de l’artiste Man Ray en 1971 : dans le grand miroir ovale, le XXIe siècle ne se voit finalement toujours que lui-même.