Laurent-Marie Joubert

Carnet de voyage

2012

Plan, vide et « pérénnité de l’éphémère1 »

Le milieu du XXe siècle a marqué l’apogée des cultures nord-américaines (cf. Richard Prince et sa récente rétrospective à la Bibliothèque Nationale de France, 2011). D’emblée, leurs influences sur les milieux artistiques et intellectuels se sont révélées multiples. Partis de New York2, Los Angeles ou Chicago, savoirs et savoir-faire ont envahi l’univers du goût. Place aux chefs-d’œuvre ! Dressés et exposés à la verticale, ils contribuent à pérenniser ces visions ethnocentriques du monde et de l’art où debout, l’homme fait du face à face la condition première de la contemplation.

N’en déplaise à notre ethnocentrisme occidental, aujourd’hui ces lectures hégémoniques semblent mises à mal. Et même si pour nous les mégapoles d’Asie et leurs artistes ne sont toujours pas des modèles de fascination, il nous faut l’admettre : l’Extrême-Orient envahit peu à peu les mondes de l’art (le site artprice.com signale d’ailleurs que parmi les dix artistes vivants les plus chers du marché, la majorité sont chinois et nous sont inconnus).

S’il est banal de dire que le monde est une construction perception, un usage singulier des espaces et des temps, que nous apporte aujourd’hui, dans un monde globalisé, ces horizons asiatiques ? Quels modes d’existence privilégient-ils ? À partir de quels référents sensibles ? Et si tout cela n’était qu’une histoire de vivre le monde dans la différence, de l’expérimenter non plus à la verticale, mais à l’horizontale, non plus sur du plein, mais sur du vide, non plus sur du continu, mais sur de l’éphémère ? Comme évidentes, ces intuitions me sont apparues, lors de mes séjours en Asie.

La découverte d’un monde

1991 : invité par une galerie japonaise j’expose mon travail dont les contenus, en partie, évoquent la conquête portugaise et sa tentative de colonisation du Japon en 1543 (Les barbares des Sud comme les nomment les Japonais de cette époque). Je découvre la réalité japonaise. D’emblée, c’est le choc, le coup de foudre, je tente d’incorporer un monde et des modes d’existence que je pressentais à travers le japonisme européen : place prépondérante accordée aux éléments et à leur flux, absence de heurt, fluidité des villes, raffinements du quotidien, cultes de la domesticité, symbolique érotique différée. Le milieu façonne mes perceptions sur un autre mode.

L’horizontal pour horizon domestique

Tables basses, convives assis en tailleur, tatamis, espaces dénudés, l’horizontalité conditionne l’intérieur traditionnel japonais : c’est assis sur ses genoux ou en tailleurs que l’on prend ses repas, que l’on fait ses devoirs ou que l’on reçoit tout simplement des amis. Tout l’espace domestique est conditionné par cette horizontalité, le mobilier, les sols, les rangements, les circulations, la gestion des vides qui sont autant d’espace à investir avec les corps.

Si à l’Ouest, la position horizontale reste synonyme de mort, de maladie (les aristocrates et les nobles se distinguaient du peuple allongé souvent à même le sol sur un grabat, par le fait de dormir dans un lit et assis), à l’Est on vit au cœur de l’horizontalité. L’habitat se développe le plus possible sur un seul niveau distribué dans la profondeur (surtout en zone urbaine). Là-bas, l'horizontalité c’est l’aisance. Au quotidien, chacun prend une position la plus éloignée possible de la verticale, voire de l’assise qui est finalement une manière d’être debout en étant assis. Je commence à m’y sentir bien !

Villa Kujoyama (Japon)

1992 : Lauréat de la Villa Kujoyama, j’ai la possibilité d’approfondir ces perceptions. Au cœur du Kansaï, je cherche ce qui assemble et ce qui dissocie les Européens des habitants d’Extrême-Orient. J’en revins convaincu : nous faisions fausse route, nos perceptions, encore très médiévales, restent sous le joug d’un hégémonisme endémique. « Droit dans nos bottes », nous sommes marqués par la verticalité, la stabilité, le continu. L’Orient lui se love dans l’horizontalité du plan, dans l’écoulement, l’éphémère. Rentré du Japon, je ressens plus encore l’écart culturel et sensoriel entre ces deux cultures. Selon Henri Michaux3, nous vivions dans la brutalité : et si c’était vrai ? Mais de quoi alors serait faite cette vie autre ? Comment serait-elle façonnée ? Surgie de ma mémoire une myriade de scènes, banales et prégnantes, prégnantes parce que banales, me le révélèrent.

Mappemonde

Canton/Guangzhou 10h30 : Je pénètre dans la cour de récréation d’une école primaire. Sous le préau, au mur, une mappemonde sino-centrée, un autre monde. Et pourtant, c’est bien le même monde, mais dévoilé sous un jour différent. Au centre droit / l’Empire du Soleil Levant / au centre gauche / l’Empire du Milieu. Au centre-centre de l’eau : une eau comme la matière constituante d’un monde flottant/ ukiyô-e. Je pense alors au texte vantant les images de l’impermanence de Danielle Elisseeff4. En manière de cartographie et de planisphère, l’Asie, par son asia-centrisme, nous dépayse au cœur même de ce préau. Quelle surprise, pour nous autres Européens, habitués à être au centre de la mappemonde avec autour, la vision écrasée, comprimée, anamorphosée des autres continents : Afrique ou Asie. Ici, c’est le contraire, au centre il n’y a rien, sinon le vide, celui qu’occupe l’Océan Pacifique avec ses flux, sa masse, l’intuition de sa mouvance permanente. Si la Chine s’impose comme Empire du Milieu, au centre s’étirent partout des masses d’eau infinies qui compriment les continents, qui les poussent vers les marges de la carte. Ici commence pour moi l’expérience des flux.

Les stèles de Shuzhou (XIIIe siècle)

Me voici à Shuzhou. Dans un temple dédié à Confucius, des pierres dressées reproduisent et montrent des plans de la Chine. Pour notre œil d’occidental, le fait n’a rien de banal : des plans de ville en lieu et place des effigies de nos saints et de nos chevaliers ! A même la pierre, voici le plan élevé au rang de chef-d'œuvre ! Dans le même temps, et non loin de là, d’un badigeon d’encre reporté sur un papier de riz, un estampage souvenir offre l’image de la stèle que le pèlerin/collectionneur apportera au cœur de son foyer.

Sur le site, ces plans de villes sont dressés comme des stèles (ces inspiratrices puissantes des écrits de Victor Ségalen - Stèle, 1912, et Peinture, 1916). On y contemple la structure de villes créées ex nihilo selon un dispositif impérial de structure carrée, orthonormée. Plans étonnants par leur modernité et leur conception, par la mise en avant d’un urbanisme déjà très élaboré ; plan ville moderne tracée à la règle et à l’équerre, tiré à angle droit.

D’autres, aquatiques et lacustres, suivent le cours des fleuves, des rizières et des canaux. Leur configuration, leur dessin portent la marque du ruissellement…

Horizontal le plan, verticale la stèle. Cette élévation du plan, cette mise à la verticale de l’horizontalité de la ville devient une forme d’enseigne, de manifeste, de déclamation. L’apogée de l’espace plan, de ses flux et de ses ruissellements prend ici le statut de chef-d’œuvre au sein du monument.

« Flux erect »

Dans mon projet Flux Erect, cette « levée du plan » est une réponse caricaturale à la commande de l’Atelier d’Urbanisme de la ville de Canton/Guangzhou. À la question comment mettre en valeur le réseau fluvial de canaux ancestraux pour cette Venise asiatique, désormais spoliée par une expansion industrielle forcenée et la prolifération d’une banlieue aux dimensions hors de nos normes, j’ai répondu par une levée du plan. J’ai pris « de la hauteur » au sens propre du terme. Le plan de la ville comme son réseau fluvial sont réinterprétés par un regard que se serait élevé dans l’espace aérien afin de restituer les codes de représentation de l’élément liquide que toute l’urbanité dénie… C’est une métaphore de la vigueur de l’élément liquide, dernier espace non formaté, non revendiqué par les politiques culturelles.

Ces mots m’ont servi à avancer dans ce travail Mégapole / 18 millions d’habitants / réseau fluvial et de canaux à l’égal de Venise / ancien comptoir européen / les qualités d’un contexte / canaux insalubres et très pollués, noyés dans un entrelacs et une densité urbaine totalement organique / comment requalifier, élever tout ce qui n’est plus / bureau d’urbanisme conscient de l’urgence / écologie, développement durable, tourisme, attractivité / le modèle es qualité est européen / Venise, Amsterdam / Europe comme expertise.

Canton/Guangzhou pourrait être Venise, ou Amsterdam, par son réseau de canaux très denses qui sillonnent les parties historiques de la ville englobant et desservant les anciens comptoirs européens.

Marcher à la découverte de ces sites souvent ancestraux provoque une curiosité et une contemplation à l’écho des villes européennes, réputées pour leur qualité hydrophile. Et si la représentation de nos chefs-d'œuvre possédait en leur sein une dimension coloniale ?

Chefs-d’œuvre ou « la pérennité de l’éphémère »

En Asie, et au Japon plus particulièrement, l’œuvre est synonyme de rareté. Elle reste dans le domaine du regard privé, exclusif. Soit les chefs-d'oeuvre ne sont révélés que dans la stricte observation du mouvement des saisons, soit le mode d’apparition relève de la décision capricieuse de tel ou tel collectionneur, eux-mêmes possédant autrefois en province, une kura, maisonnette indépendante de la demeure qui n’est rien d’autre qu’une chambre forte dédiée à tous ses objets précieux.

Dans le tokonoma, sorte d’autel domestique au plancher surélevé5, on présente parfois une peinture, une calligraphie. L’œuvre reste toujours intimement liée à la saison, au moment de l’année. Dans le strict respect du rituel, on l’associe à de beaux objets en céramiques ou en bronze, mais aussi à des compositions florales ikebana (la voie des fleurs).

L’idée est de faire entrer le moment en résonance avec les rythmes de la vie en l’inscrivant au cœur même des saisons. Pour exemple, le paravent aux iris de l’artiste Ogata Korin (contemporain de Watteau et ifnoré de notre cutlure générale), référence absolue en matière de chef-d'œuvre (trésor national) n’est présenté au public au musée Nezu à Tokyo qu’à la floraison de celles-ci, durant quelques semaines, le temps de la période de leur éclosion. À la différence des collections permanentes, ici la pérennité de l’œuvre travaille au cœur de l’éphémère.

Le liquide

La plupart des propositions contemporaines émanant du Grand Est asiatique sont des tentatives d’exister dans une logique de flux, plus proches de la liquidité que de la verticalité. Renvoyant fort peu à nos surélévations, nos effets de socles et nos raidissements quasi inconscients, elles nous déroutent parfois. Les nouveaux entrants, sur la scène de l’art, se sont déjà prononcés pour une extra-territorialité, par effraction, forte de ces logiques de liquidité comme métaphore ou comme valeur de sens. Lors de la 5e Biennale de Lyon, Partage d’Exotisme, 2000 l’œuvre de Cai Guo Quiang, Cultural Melting Bath servira d’exemple : dans l’espace d’exposition, une installation mettait en jeu des baignoires, pleines de décoction de plantes médicinales. Les visiteurs étaient invités à s’immerger, le temps d’une expérience hors du commun.

Riche de mon histoire d’occidental, cette apologie du liquide me ramène à une historicité très refoulée dans nos modernités, celle de la piraterie. Elle aussi se développait dans l’espace horizontal et liquide des Océans, sans frontières connues. Aussi, le rapt, la rapine, la spoliation, le détournement, la capture, la confiscation et l’îlotage sont les modes de propagations, des formes d’énergies qui resurgissent bousculant/brutalisant les statuts du chef-d'œuvre au XXIe siècle.

Dans l’étendue toute nouvelle des flux mondialisés, la place est au pirate, de Aden Arabie aux côtes des Somalies, en Art comme dans la mer Rouge tous les coups sont désormais permis. La marchandise a triomphé de toute espèce d’éthique. Seul compte la vélocité, la vitesse de réactivité, la flexibilité.

À l’occasion de ces voyages, au détour des séjours, il m’est à nouveau apparu de manière criante une forme d’instabilité dans laquelle le statut de nos chefs-d'œuvre se trouve être. Une recontextuasitation s’impose tant nous sommes désormais singuliers et pluriels, nationaux et mondiaux dans une perception globalisée et discontinue.


1. Selon la belle expression de Danielle Elisseeff.
2. Serge Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne : Expressionisme abstrait, liberté et guerre froide, Paris, Hachette (pour la traduction française), 1989.
3. Henri Michaux, Un barbare en Asie, Paris, Gallimard, 1933.
4. Danielle Elisseeff, L’art de l’ancien Japon, Paris, Editions Citadelle & Mazenod, 1980.
5. Ici, l’élévation du plan « distingue » le lieu.